La gare. Antique bâtiment croupissant, saleté omniprésente, les murs jadis blancs sont désormais gris, brunâtres, voire jaunis par le tabac de milliers de passants peu préoccupés par la splendeur passée de l’édifice. Un Relay rutilant envahit la partie droite du hall d’entrée, y amenant une légère odeur de papier. Ce n’est pas encore l’heure de pointe : quelques personnes arpentent négligemment la salle principale, observant le tableau d’affichage avec une attention toute particulière, presque risible. Certains, assis sur leurs valises, lèvent la tête vers l’écran des départs, la bouche entrouverte, la langue entre les lèvres, les bras ballants. Ils ne s’en rendent pas compte. Tout à fait comique.
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A droite, un renfoncement. Quatre rangées de sièges. Inconfortables, pas ergonomiques, de vraies tortures. Un jeune homme patiente sur l’un de ces sièges. Deux sièges, à vrai dire. Même trois, si l’on compte celui où traîne son sac. « Les pieds, monsieur, pas sur la banquette, s’il vous plaît ! ». Il n’a même pas entendu l’avertissement de la dame en uniforme. Et même si c’était le cas, il n’y prêterait aucune attention. Son ordinateur sur les genoux, il se console de sa rupture en jouant des heures, des heures entières au Spider Solitaire. Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, il se drogue à la musique. Trop forte. Il prie pour que la déesse de la surdité vienne le chercher. Et celle de la cécité. Pour qu’il n’ait plus à admirer son visage, le visage de l’échec, le visage de la haine. Il prie pour que le Messager des ratés, le Messie des abrutis vienne le sauver, en l’envoyant pourrir en enfer. Il prie pour que Dieu, s’il existe, vienne lui ôter cette excroissance intérieure –lui, c’est ainsi qu’il décrit son cœur : une excroissance. Anormale- , cette chose qui fait de lui un monstre, cette chose qui, imperceptible pour les autres, le fait atrocement souffrir.
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En face du garçon, une fille. Ou une femme, peut-être. Dix-huit, vingt ans. Sûrement en école de commerce, quelque chose comme ça. Enfin, en gros, elle ne ratera pas sa vie. Ou en tous cas, elle n’était pas partie pour. Elle devrait pouvoir s’en sortir, elle. Leurs regards se croisent ; romantique, diraient certains. Le jeune homme hait les autres, et les abhorre maintenant. Ses yeux se vrillent dans ceux de la fille ; une flèche de bleu étincelant vient tuer le sourire de la nana du banc d’en face. Elle détourne le visage. Elle ne l’emmerdera plus, au moins. Il n’est pas une bête de foire.
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L’heure tourne. Lui reste là, et tous le croient rentré. Cela fait plus d’une heure qu’il observe la trotteuse de l’horloge au fond du hall. Et qu’il regarde des jeunes, des vieux, des punks, des lolitas, des hommes d’affaire passer devant lui, sans toutefois les voir vraiment. Son train est déjà parti. Sans lui. Il n’a pas le courage de se lever ; il en prendra un autre. Pas le prochain, il a quitté la gare il y a plus d’une heure. Alors un suivant, oui. Parce que « suivant », ça n’implique rien d’autre que « suivant ». Il pourra peut-être dormir sur un banc, se faire jeter par les flics, les insulter, leur cracher dessus. Dormir au poste. Et faire comme dans les films, se trancher la jugulaire avec le coin d’un lit en métal, ou bien se pendre avec ses lacets. Il aime se faire des films, d’ailleurs. Parce qu’il est conscient qu’il n’aura jamais les couilles de faire tout ce qu’il voit dans son esprit.
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Il ne veut pas rester.
Il ne veut pas rentrer.
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Il veut disparaitre. Pas forcément crever, non, juste disparaitre. Paraitre, c’est ce qu’il savait faire le mieux, jusque là. Maintenant, il veut apprendre le contraire. Pourquoi ne pas commencer par changer de téléphone ? Ou mieux, ne plus en avoir du tout ? Encore un film, ça. Il se voit, là, dans son petit renfoncement, sur son siège minable, sauter sur ses pieds ; il voit sursauter le gosse à sa gauche. Il voit les gens le regarder, interloqués. Et lui, il hurle de rage, il jette son téléphone contre le sol, le piétine, le piétine, le piétine encore. Il prend le gamin par le col, l’envoie valser à terre. Se retient de le piétiner, lui, par contre. Il saisit son ordinateur, l’écrase contre le mur. Hurle toujours. Les yeux fous. Il pleure à moitié.
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Il n’en peut plus d’être un homme, de ne jamais devoir montrer ses sentiments au monde. Il emmerde le monde, le monde l’emmerde. Il aimerait mettre son poing dans la gueule de chacun des étrangers qui traversent la gare. La ville. Le pays. Oh, il n’est pas raciste : pour lui, les étrangers, ce sont les Autres, ceux qui ne sont pas lui. Avec un peu de chance, il finirait par trouver un Étranger bien mieux fourni que lui, niveau musculature, ou même simplement armé, qui le remettrait à sa place : six pieds sous terre. Il n’en peut plus. Il se sent bouillir ; son film n’est pas loin de se retrouver sur les écrans.
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L’air lourd et pollué des quais lui fera peut-être voir un peu plus clair dans l’inextricable bordel qu’est sa vie. Le jeune homme se redresse donc, sort. Les gens ne le regardent plus, le temps est comme arrêté. Il traverse le hall d’entrée, contourne le Relay vermillon. Personne ne fait attention à lui ; il est devenu quasi.. invisible. Tous les visages sont tournés vers le siège qu’il occupait. Comme figés dans une expression de surprise. Lui ne s’en préoccupe pas. Il se sent apaisé, de ne plus sentir les yeux inquisiteurs de curieux se fixer dans sa nuque. Comme par magie, le poids de ces millions d’indésirables, le poids de la culpabilité, a disparu. Et avec lui, le poids de ses bagages, le poids de son passé, le poids de ses sentiments bafoués. La dernière chose qu’il sent, c’est un doux courant d’air, celui de la paix, celui du Néant. Il se fiche du reste. Tout a disparu. Il ne reste plus que lui, et c’est la première fois que sa propre présence ne le dérange pas. Il descend un escalier. Sa main glisse sur la rampe. Elle est douce. Il tourne à gauche, et derrière un pan de mur, disparait.
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Et les regards des badauds, toujours, restent fixés sur le jeune homme, assis sur un siège, dans le renfoncement à côté du Relay rutilant, à droite de l’entrée de la gare.
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