samedi 17 mars 2012

Stepback

21h37. Le train 30601 s'arrêta enfin, un léger couinement s'égarant dans la nuit. Elle se souviendrait toujours de cette soirée. Pourquoi était-elle allée la voir ? Jamais.. jamais elle n'aurait dû. Ses épaules nues étaient couvertes d'un simple blouson en cuir, ouvert ; de la buée s'échappait de sa bouche entrouverte ; soirée d'anniversaire. Froide. Brûlante. Tuante. Ce 20 décembre n'avait pas été comme les autres, ça, non. Elle aurait dû.. mourir avant ; quelque chose n'allait pas, elle le savait.
Ses lèvres étaient teintées de bleu, et son visage, pâle, un peu plus que d'ordinaire. Elle sentait le vent fouetter ses épaules, le froid s'incruster dans la moindre parcelle de son être. Pourtant, la jeune fille, non, la jeune femme maintenant, n'avait plus froid. A vrai dire, peu lui importait maintenant, elle avait tout perdu, rien ne retenait son esprit ; il vagabondait, sautant de souvenir en souvenir, à chaque fois un peu plus près du jour où elle avait été cassée. A l'angle de la place Broglie et de la rue de la Mésange, elle fut surprise par l'énorme bruit d'un tram freinant, crissement horrible du métal contre le métal, qui la ramena immédiatement à elle. Où aller, maintenant ? Elle avait machinalement pris le chemin de son école, alors autant continuer jusqu'au café. Puis les larmes commencèrent à brouiller sa vue, alors elle regarda le ciel, comme à la recherche d'un quelconque réconfort.
Une étoile tomba du ciel. Puis une autre, et encore une. Des flocons ? Jamais il n'avait neigé le jour de son anniversaire. Etait-ce un signe, celui envoyé par un imbécile d'omnipotent pour lui dire que tout était fini, la boucle, bouclée, qu'elle pouvait s'en aller sans craindre pour eux ? Elle poussa la porte du petit pub de quartier ; deux personnes étaient assises là : une au comptoir, une autre au fond de la salle. Deux ivrognes transis de froid, des sans-abris sans doutes, venus dépenser le maigre fruit de leur quête du jour.

"Comme d'habitude s'il te plaît, Lili"

La phrase était prononcée d'un ton neutre, presque joyeux, contrastant étrangement avec le regard de la jeune fille, perdu au loin, comme attiré par une flamme invisible. La serveuse revint bientôt avec cette liqueur couleur eau, si appréciée depuis des mois. Son attitude laissait présager un début de conversation ; conversation que l'habituée du bar ne voulait pas avoir : d'un geste, elle le signifia à la barmaid.
Au premier verre, la pâle jeune fille du coin de la salle pensait encore à elle, celle qui l'avait aidée puis brisée. Douces pensées ; elles ne lui faisaient pas si mal que ça, après tout, il y avait bien pire..
Au second verre, elle songea à lui. Lui qui avait su la détruire si lentement, avec tant d'amour. Elle avait mal. Il ne fallait pas se leurrer, elle était morte, plus rien ne la relèverait jamais. Un sourire par ci, un sourire par là, un éclat de rire feint, même cela ne suffisait plus à cacher la situation aux autres, ceux qu'elle aimait tant. Faire semblant ne lui avait pas réussi, deux années avaient suffi à l'achever, elle, déjà si faible, mais pourtant si forte. L'alcool lui brûlait la gorge, insufflait une chaleur écrasante dans son corps, elle la sentait descendre le long de ses jambes, envahir ses doigts. Mais cette fois, ses pensées restaient les mêmes ; pas de vague de bonheur, pas de rire inexpliqué, pas de sourire béat. Juste elle et lui. Elle ne pouvait plus imaginer la vie sans lui, mais elle ne pouvait plus supporter sa compagnie. Avec ou sans, elle s'enfonçait désespérément, vers les tréfonds d'un futur aussi obscur que la nuit qui s'était abattue sur elle il y a quelques heures.
Joyeux anniversaire.
Allez, un dernier verre. Peut-être qu'elle tomberait alors pour ne plus jamais se relever. Mais non, elle marchait encore aussi droit qu'à son arrivée, les larmes coulaient désormais le long de ses joues, se frayant un mince chemin jusqu'au creux de sa poitrine. Voyant que rien ne l'aiderait ce soir, elle sorti une cigarette et se dirigea vers le comptoir ; elle y laissa un billet de cinquante euros, elle n'en aurait plus besoin, désormais. Lili la regarda s'en aller, avec dans le regard comme une expression d'adieu, comme un sentiment d'incompréhension ; la jeune fille était déjà dehors.
Décidément, ce soir n'était pas le sien ; sa cigarette refusait absolument de s'allumer ; dans un geste empli de colère, elle la jeta contre la mince couche de neige, puis se mit à marcher, vers l'ouest, vers elle. Elle serra contre son coeur le petit pendentif qui avait tant représenté pour elle ; lorsqu'elle arriva au niveau de l'Isle, elle se pencha par-dessus la rambarde d'un grand pont, puis laissa tomber le collier. Alors, elle reprit sa route, sans but précis, juste une direction en tête, celle du passé. Et ses fantômes l'enchaînaient à un présent sans avenir, promesses d'un acte lourd de conséquences, loin, si loin d'eux.